La fluorescence des verts de cette pinède augure déjà du meilleur et me conforte dans l’idée que Vlieland marquera au mieux la fin de ce voyage estival. Je descends de ma dune jusqu’à la mer des Wadden. La lumière m’apparaît comme sonore et la levée de l’Astre a la magie des nuits d’acide.
A peine plus d’un millier d’habitants vit à l’année sur ce confetti de douze kilomètres de long sur quatre de large. Le tiers de l’île est un banc de sable classé zone militaire. Une seule rue distille les commerces essentiels. Très peu de voitures.
Je retrouve enfin du sauvage. Couché dans le violet des bruyères en fleurs, j’observe le ballet des abeilles. Si près que ma myopie n’est plus un handicap. Les butineuses préparent l’hiver et travaillent sans relâche, mon job est fini et j’ai bien travaillé.
Un travail fait de préparation, d’efforts. Et un salaire distribué entre le corps et l’esprit, ouvriers du labeur. Décrassage physique et détartrage mental, voilà ce qu’on gagne à voyager à pied. Mais ce qu’on y vit va bien au delà de ce qu’on y gagne. Le chemin l’emporte sur l’objectif.
La progression « pas à pas » impose son hyper-présent, temporalité bien différente de la vie de tous les jours, guidée par une projection future. L’effort de la marche réduit souvent l’avenir à l’heure qui suit, le moment où on rejoint un col et sa source, un arbre et son ombre, une gargote et son plat chaud. L’aventure à pied produit une inversion des flux temporels. Ce qui peut être troublant et sans doute ce qui en fait un sport admiré mais peu pratiqué.
Souvent on en connaît les limites, puisqu’on part pour un temps ou jusqu’à un point bien défini. Un avenir tout tracé fait pour nous rassurer. Le présent est par contre pétri d’inconnus. Chaque minute est une découverte, un sentier qu’on ne connaît pas mène vers une bourgade qu’on ne connaît pas. Qui vous oriente vers un coin inconnu où on plantera sa tente pour la nuit. Un endroit qui n’aurait pu être imaginé au matin même.
Nos vies sont à l’inverse. Un quotidien bien programmé pour un avenir incertain. On sait où on dormira ce soir, à quoi ressemblera la journée de demain. Mais bien malin celui qui peut dire ce qu’il se passera dans dix ans…Et c’est bien souvent ce vertige qui nous empêche de vivre pleinement le présent.
En m’arrêtant de marcher, je revois le chemin parcouru et commence à imaginer la suite. L’instantané n’a plus la même saveur, même si la vie est douce sur l’île de Vlieland. Mes balades à vélo sont des rêveries en mouvement, naviguant entre rétrospective et perspective. Un jour de l’année 2009, j’ai tracé une ligne droite entre Dakhla et Rovaniemi, me promettant de rallier un jour ces deux points. Et c’est encore ce coup de crayon qui dicte mon programme d’aujourd’hui et alimente mes rêves de demain.
A Vlieland, je suis un vrai vacancier et quelques jours de sédentarité me font déjà prendre des habitudes bien différentes de celles de ces deux derniers mois. Je prends mon premier café dans la dune, ne me lassant pas du lever de soleil. Puis je traîne au camping jusqu’en fin de matinée en grignotant, commençant de trier mes effets nomades en vue du trajet retour.
Je déjeune à l’heure du déjeuner.
Par exemple mon déjeuner dominical à l’ancien relais de poste. La canneberge est la reine de la carte. Le resto est bondé, je ne m’attarde pas, j’avale mon très bon burger et file faire la sieste au milieu d’un buisson de baies rouges. En position romaine, je déguste étendu sur ma couche végétale mes premières cranberries fraîches et sauvages que je ne connaissais que sèches et cultivées par l’homme. Un régal piquant et sucré. Le chef cuisinier ne s’y était pas trompé. La maturité est juste parfaite. C’est déjà la deuxième première fois après avoir vu un phoque en arrivant sur l’île par bateau.
J’aime Vlieland.
Les après-midis , je divague en bicyclette, alternant entre points hauts et bords de plage. Je rend visite aux chevaux frisons du club hippique puisque nous sommes en Friesland, la région de Frise. Une race bien connue des amateurs.
Je goûte à l’heure du goûter.
Quelque chose de gras et trop sucré, Pannenkoeken ou Poffertjes. Un jus ou une Kipik pour la fraîcheur.
Je fais l’apéro à l’heure de l’apéro.
Bière et soleil.
Je dîne à l’heure du dîner.
Plutôt au camping, les restos ne proposant rien de folichon pour un prix exorbitant. De plus, j’ai des cartouches de gaz à finir et commence à avoir sérieusement envie de cuisiner. Et puis ce camping est un havre de paix qui mérite qu’on s’y attarde.
Il fait partie du réseau « terrain de camping nature »
Pour hippies scientifiques. Ici, on ne plaisante pas avec l’éco-camping.
L’endroit est isolé, à l’Est de l’île. Cinq kilomètres le séparent de l’embarcadère du ferry et de la rue commerçante. Premier filtre car seuls les locaux peuvent circuler en voiture.
L’accès est interdit à tout véhicule, il n’y a de toute façon pas de parking.
Donc pas de camping cars, pas de fourgons, pas de voitures. Mais à chaque contrainte, son alternative. On vous prête gracieusement charrettes à bras et remorques à vélo pour acheminer les bagages. Un mini-bus payant peut aussi transporter matériel et personnes à mobilité réduite.
Pas d’électricité pour les campeurs. Mais, comme à la piscine, vous avez votre casier dans les parties communes. Il contient deux prises pour charger téléphones et batteries.
Trois congélateurs sont remplis de pains de glace. Des bacs à disposition pour faire glacière. Un bac, deux pains : tout le monde a son frigo. A recharger deux fois par jour pour une chaîne du froid efficace.
Le bloc sanitaire est impeccable. J’apprends au bout de deux jours qu’il est uniquement entretenu par les vacanciers, l’autogestion est ici parfaite. Quelques gadgets utiles, comme les centrifugeuses manuelles pour la lessive, sèches linges préhistoriques.
Une épicerie gratuite se constitue des dons des campeurs. On laisse en partant ce qui devient inutile, une conserve, de la moutarde, un paquet de pâtes entamé. De sorte qu’on puisse se dépanner à toute heure du jour ou de la nuit.
Logiquement, l’accueil n’est assuré que deux heures par jour par le garde forestier. Tout le monde sait se prendre en main. Et puis l’automate 24/24 assure la plupart des transactions, même le choix des emplacements.
Le modèle est efficace, tout se concentre sur l’essentiel. On vient chercher ici calme et espace, denrées de luxe dans un pays densément peuplé.
Ma vie d’insulaire se termine, il va maintenant falloir rentrer à la maison, à 1500km plus au sud. Et retrouver les codes de la vie normale, délaissés joyeusement pendant ces deux mois d’été.
J’enterre symboliquement un petit trésor au pied d’un pin. Je sais qu’un jour j’y reviendrai avec une pelle de plage pour l’exhumer. Ce sera un grand jour. La fin d’aujourd’hui sera le commencement de demain. Et je reprendrai ma route vers le Nord, à pied, comme il se doit.